L’Ane d’or d’Apulée et Sirat himar de H. Aourid,entre le mythe littérarisé et le mythe littéraire

enseignant-chercheur FLSH-Oujda Maroc
Ecrire un roman est pour Apulée un acte singulier : ses contemporains le connaissent plutôt comme philosophe. Mais, la postérité a un autre avis. Qui ne voit pas dans le roman L’Ane d’or[1] la première œuvre de fiction écrite en latin ? La critique moderne reconnaît en Don Quichotte de la Manche le premier roman, alors que les deux romans classiques partagent des points de convergence : ils montrent surtout comment Cervantès[2] et Shakespeare[3], entre autres, ont lu L’Ane d’or et s’en sont largement inspirés.
Pierre Albouy et Pierre Brunel parlent de mythe littérarisé quand il s’agit d’un mythe rapporté par une œuvre, et du mythe littéraire comme récit fondamentalement produit dans la littérature (comme Don Quichotte, Faust Don Juan…). La présence de l’auteur nord-africain dans les littératures est d’une grande envergure. Ici, nous analysons le récit « Sirat himar »[4] (la vie de l’âne) comme une récriture romanesque. La lecture des deux récits s’avère nécessaire, et une analyse des articulations pourrait montrer combien les deux textes s’interpellent constamment. Là, nous aurons le double statut du roman premier, en tant que mythe littéraire et mythe littérarisé. Peu nous importe les significations symboliques[5] du mythe rapporté par Apulée, et beaucoup nous importe les rapports entre le récit mythique et la culture ethnique (d’origine). C’est bien le rapport de la littérature universelle (romaine) à la tradition orale (nord-africaine) qui nous intéresse davantage[6]. Ce rapport intertextuel pose des problèmes au moment de préciser les significations du fait qu’il s’agit de deux traditions de nature différente : orale et écrite. Ces deux espaces partagent, en fin de compte, le mythe comme interstice : le récit va du mythe littérarisé au mythe littéraire.
I.- L’Ane d’or et Sirat Himar : le mythe annoncé
Parler du mythe dans la littérature relève d’un exercice intéressant à mener vu les différentes définitions proposées. Si le mythe est un récit fondateur : il naît dans un lieu pour exister au-delà de son contexte, Pierre Brunel explique ses origines à partir de trois critères : irradiation, émergence et flexibilité[7]. De son côté, Claude Lévi-Strauss parle de mythème, concept repris par Gilbert Durand[8].
A partir de ces propos critiques sur la notion du « mythe », nous retenons ceci :
* il est un récit, une narration propre à un ethnos ;
* Le fondement du mythe est la tradition, mieux encore un ressourcement local qui va se répandre et se faire universel.
Si le mythe est, en général, un récit qui explique la place de l’homme dans le monde, par sa reformulation l’on a un enrichissement au moment de déterminer la nature de cet emplacement. Le mythe littéraire est à l’origine un texte, c’est pourquoi l’hypertextualité et l’intertextualité s’imposent comme techniques d’approche. Dans notre étude de comparaison entre Apulée et Aourid, les deux procédés sont valables, autrement dit annoncés dans le récit de Sirat Himar (p. 71), avec l’auteur qui est simultanément un auteur et un créateur.
II.- L’Ane d’or, un mythe littéraire
Il serait judicieux de rappeler que l’Ane d’or (ou les Métamorphoses) est un roman composé en latin au IIe siècle apr. J.-C. Ecrit à la première personne, il se répartit en 11 livres, exposant les aventures d’un jeune homme Lucius métamorphosé en âne.
Livre I : Durant un séjour en Thessalie (nation connue pour la magie et la sorcellerie), Lucius, intéressé par la magie, rencontre Aristomène, un voyageur, qui lui raconte comment la magie noire l’a envoûté, risquant sa vie. Ensuite, le jeune homme gagne Hypata où il va chercher une chambre chez le vieillard Milon.
Livre II : Lors de ses escapades en ville, Lucius rencontre une amie de sa famille, Byrrhène, qui l’avise que Pamphilé, l’épouse de son hôte Milon, s’adonne à la sorcellerie. Peu soucieux de ces conseils, il rentre passer une nuit d’amour avec Photis, la belle esclave de Pamphilé. Le lendemain, Byrrhène lui raconte d’autres histoires de sorcellerie, et en rentrant chez lui, Lucius est assailli par trois bandits qu’il tue à coups d’épée.
Livre III : Au matin, Lucius est arrêté : il est accusé du meurtre des trois hommes. En réalité, il s’agit d’une mascarade de procès. C’est, en fait, un jeu de la « fête du Rire », puisque les trois bandits ne sont que des outres de vin… Un autre fait est noté : Photis le met au courant de la métamorphose de Pamphilé en oiseau grâce à un onguent magique. En mettant à sa disposition les potions de sa maîtresse, la belle esclave se trompe d’onguent : Lucius se métamorphose en âne au lieu de se métamorphoser en oiseau… Les faits se précipitent : le foyer de Milon est attaqué par des bandits ; ceux-ci emmènent Lucius métamorphosé (âne) avec eux. La bête sert à porter les objets volés.
Livre IV : La troupe des brigands se réfugie dans une caverne. Elle ne cesse de saccager et de piller dans les environs. Un jour, les bandits kidnappent une jeune fille riche, espérant avoir une bonne rançon. Une vieille femme qui sert de cuisinière aux malfaiteurs, tente de la consoler. En vue de la divertir, elle décide de lui raconter le mythe d’Amour et de Psyché[9]…
Livre V : Un roi avait trois filles, la plus jeune s’appelle Psyché. Celle-ci était d’une grande beauté que les gens la comparent à Vénus elle-même, et quelques-uns la croient encore plus belle que la déesse de la beauté. Vénus aura une crise de jalousie : elle demanda à son fils Cupidon, de la frapper d’une flèche qui va lui faire aimer l’homme le plus laid – sous forme de punition. Le tireur fut ébloui par cette beauté : il en tomba amoureux.
Sous l’ordre de Zéphir, dieu du vent d’ouest, il la ramène dans un palais enchanté où personne ne vivait. C’est bien la nuit, sans lumière allumée, que Cupidon rentrait dans sa couche. Il lui demande de ne pas chercher à le voir, à connaître son visage. Seule et ennuyée dans le palais enchanté, Psyché demande à Cupidon de recevoir chez eux ses deux sœurs. Le dieu mari le lui octroya… Jalouses, les deux sœurs lui suggèrent de voir si le mari n’était pas un monstre qui se cachait dans ce palais obscur.
Une nuit, Psyché osa enfreindre la règle : elle alluma la lampe pour voir qui était vraiment son mari. Eblouie devant la beauté du mari endormi, elle ne put empêcher une goute d’huile brûlante de tomber sur le jeune homme.
Blessé dans son amour-propre, Cupidon partit rejoindre sa mère –Vénus. Il lui raconta sa désobéissance, et la trahison de la jeune femme… Psyché se désespéra après l’absence du mari. Elle le rechercha partout, et finit par venir voir Vénus. Celle-ci lui demanda d’accomplir quatre épreuves.
Les amis de Psyché lui donnent un coup de main :
*Les fourmis trient des graines ;
*Le roseau l’aide à chercher la laine de moutons mangeurs d’hommes ;
*L’aigle lui rapporte l’eau du Styx, fleuve des Enfers ;
*Enfin, la dernière épreuve est fatale : rechercher un flacon d’onguent que Proserpine possède.
Face à une telle épreuve irréalisable, Psyché se trouve désarmée, et tente de se suicider. Au moment de se jeter de la tour, la même tour lui donne trois conseils :
-Offrir au gardien Cerbère (chien à trois têtes) un gâteau bourré de somnifères,
-Corrompre Charon le passeur du fleuve Styx, en lui offrant une obole à l’aller, et la seconde au retour.
-Ne pas s’asseoir, ne pas manger chez Prospérine, et ne pas ouvrir le flacon que Prospérine allait lui donner.
Même si Psyché réussit à sortir du monde des Enfers, elle eut la curiosité d’ouvrir le flacon. Par conséquent, elle en mourut.
Ayant décroché le pardon maternel, Cupidon partit à la recherche de sa femme. C’est avec une de ses flèches qu’elle la fit ressusciter. Enfin, le couple partit vers l’Olympe pour avoir la bénédiction de Zeus. Ils eurent une fille appelée Hédoné (Volupté).
Livre VI : L’âne Lucius et la jeune fille font une tentative d’évasion. Mais, les bandits les reprennent vite, et leur infligent une terrible punition
Livre VII : Hemus rejoint les brigands, mais il vient chercher sa bien-aimée qui est la jeune captive. Il réussit à la libérer, et avec elle la bête… Les deux amoureux se marient, et l’âne est confié aux pâtres qui travaillent sous les ordres du couple. Là, l’animal connaît de pénibles épreuves.
Livre VIII : A la mort tragique des maîtres, les pâtres décident de prendre le maquis. L’animal part avec eux : il connaît des risques et des périls. Ensuite, il est vendu à des prêtres.
Livre IX : Lucius est en compagnie des religieux qui sont arrêtés puisqu’ils adoptent des pratiques indécentes. On met l’âne chez un meunier. L’animal nous narre une double histoire d’adultère, ensuite le meunier meurt… Lucius est placé chez un maraîcher… Après une bagarre avec un légionnaire romain, le maître est emprisonné. Ainsi, Lucius devient la propriété du militaire.
Livre X : Lucius assiste à un crime horrible. Il change de maîtres : il est respecté comme un animal « savant », et « aimé » par une grande dame. Vu ses qualités, l’âne sera introduit dans un cirque : il appréhende la présence des fauves… Lucius s’évade.
Livre XI : Libre, l’animal se réfugie au bord de la mer. Il « prie » la lune d’une voix fervente : l’astre se lève par dessus les flots. Lors du sommeil, Lucius voit la déesse Isis qui lui montre comment recouvrer la forme humaine s’il se présente aux grandes fêtes religieuses. Le lendemain, lors de la fête d’Isis, il reprend la forme humaine après avoir dévoré la couronne des roses appartenant au prêtre d’Isis. Puis, il va s’initier aux mystères d’Isis et d’Osiris pour gagner le statut de prêtre de la religion égyptienne, et en reconnaissance, il va se consacrer au culte d’Isis et d’Osiris, et il cherche résidence à Rome…
III.- Sirat Himar de Hassan Aourid : un mythe littérarisé
Il serait difficile de présenter cette fiction comme un roman, il est à lire comme un récit, voire un conte. Il est également sous forme d’un ensemble d’aventures vécues par un jeune homme métamorphosé en équidé.
Livre I : Le jeune Adherbal connait une enfance heureuse à Alili. Son frère s’appelle Baal, sa mère Isa, son père Julius Boghud. Ils aiment écouter leur mère qui ne se lasse pas de leur raconter des contes en tamazight.
Le jeune étudiant voyage vivre à Tinghis, ensuite en Crète en vue de terminer ses études en droit. Carthage sera la suivante station, cité sous l’égide de Marc Aurèle. Il y rencontre une jeune femme « Hypaté » qui s’intéresse à la philosophie. Il va rentrer à Alili.
Livre II : Adherbal fait la connaissance de Theosis, épouse d’Octavius (parlementaire de la Maurétanie tingis). Theosis organise des fêtes dans son salon où se rencontrent des sages et des artistes. Elle invite Adherbal qui devient ensuite son amant.
Hatbout, la servante de Theosis, aime Adherbal à son insu. Elle prépare une boisson pour qu’en la compagnie de l’amant ils se convertissent en oiseaux. Une autre potion est bue par Adherbal qui le métamorphose en âne. Face à un tel méfait, les deux femmes s’enfuient.
Livre III : Octave trouve l’âne chez lui, et commence à le frapper méchamment. Le pauvre mari annonce la disparition des deux femmes, pensant à un kidnapping. L’âne connaît la vérité, mais il ne peut pas l’annoncer aux gens réunis sur la place publique.
Le père d’Adherbal arrive également pour annoncer la disparition de son fils…
Livre IV : En découvrant l’habit ensanglanté d’Adherbal en dehors des murs d’Alili, on déclare son décès. Dans l’étable tout proche de la place publique, l’âne est triste, en entendant une telle nouvelle.
Livre V : L’âne voit depuis l’étable comment se font ses funérailles. En voulant dire quelque chose au cortège, il brait. Là, le gardien le bat avec un gourdin clouté. Il put quand même entendre sa mère crier et dire que son fils n’était pas mort. On vend l’animal à un marchand ambulant, qui va de marché en marché.
Livre VI : Avare, il maltraite les bêtes de somme. En arrivant au souk « Karma », l’âne recherche à apprendre la langue des ânes.
Livre VII : L’âne s’enfuit. Il passe la nuit sous un arbre, apeuré par les aboiements. En ayant un rêve humain, il fut réveillé par des gens de la tribu « Beni Snus » qui le prennent pour un dieu. On le gâte. On lui offre les services d’un serviteur qui maitrise la langue des ânes. Tout le monde l’adore et recherche sa bénédiction.
Livre VIII : L’âne apprend la langue des équidés. La tribu se prépare pour le pèlerinage, et l’animal obéit aux enseignements et règles de la tribu.
Livre IX : Depuis l’arrivée de l’âne, il ne pleut pas. La tribu prend le chemin des falaises où elle va passer tout près d’une autre tribu nommée « Ben Yis » qui adore le cheval. Les deux tribus entrent dans une bataille impitoyable : les habitants de Beni Snus meurent tous. Les vainqueurs, les Bni Yis, battent impitoyablement l’âne, le lynchent et l’abandonnent…
Livre X : L’animal marche loin, arrive dans près d’une rivière pour se désaltérer. Un vieillard s’approche de lui, paraissant gentil. Il lui raconte sa vie : il était enseignant à Alili. Il l’invite à vivre avec lui dans une grotte, il avait perdu sa femme et il se sentait seul… Ce fut la première fois que l’âne ressentit quelque chose d’humain…
Livre XI : En se baladant près des montagnes, l’âne rencontre une ânesse aux poils noirs qui lui paraît également une femme métamorphosée. L’âne la ramène dans la grotte… Le propriétaire de l’ânesse arrive, et trouve encore son ‘âne’ chez le vieillard : c’était le marchand avare. Celui-ci informe les autorités qui incarcèrent le vieillard et l’accusent de vol. Les deux animaux sont rendus à leur propriétaire.
Livre XII : L’âne est vendu à un propriétaire de cirque. Il est placé aux côtés d’autre animaux. Le lion déchiquetait un captif devant le public. Le propriétaire cherche à trouver un rôle au bourriquet : danser… Cela anime le public. Le voyage va d’Alili à Sala, Banasa, Lixus, enfin Tinghis. Là, l’âne voit comment un captif tua le lion grâce à sa malice. Le propriétaire décide d’organiser un combat entre l’âne et le lion : l’âne triomphe grâce à la malice. Il est alors libéré… Une jeune femme, défendant les droits des animaux, le reçoit, et enfin l’animal décide de revenir à Alili.
Livre XIII : Il est attaqué par les chiens, les loups et les oiseaux… Il s’endort sous un arbre. Il se désaltère dans une source : il récupère la forme humaine. Il rentre chez lui : son père est décédé. Sa mère contente l’informe qu’elle a trouvé un bébé près d’une ânesse, et là il a su que c’était Hatbout avec laquelle il se marie.
De la transtextualité et des rappels d’un mythe littéraire :
*L’Ane d’or est-il un récit mythique ? Selon Philippe Sellier, le mythe a une infinité d’interprétations et de réinterprétations. Cela le rend pluriel, et ne peut se caractériser par une seule allégorie.
Le mythe ne peut s’écarter de sa nature en tant que performance, autrement dit comme récitation d’un ethnos que le public assimile aisément. Pour le faire transmettre dans un cadre écrit, des transformations sont à faire à plusieurs niveaux, notamment la reprise des mêmes significations « mythiques » et l’intention de susciter l’intérêt et le plaisir chez le public – qui est différent par le changement de support : de la parole à l’écrit. Il s’agit là d’une nouvelle structuration à logique différente.
Le contenu du mythe est accepté puisqu’Apulée altère l’onomastique du conte local – comme le fera Aourid : lieu de naissance « Alili », Adherbal est fils de Julius Boghud et Isa. Hatbout au lieu de « Photis ». Que fera Aourid des noms de dieux ? Apulée insère les noms de dieux, demi-dieux, en vue d’harmoniser les mythes nord-africains et les mythes gréco-latins. Que fait-il alors du mythisme qui est un aspect important de la culture, notamment de la mémoire faite parole ? Le récit local, fort probablement un conte merveilleux, perd son genre et se métamorphose…
*Si L’Ane d’or est une réécriture de la Luciade, texte attribué à Lucien, Sirat Himar est une réécriture de L’Ane d’or. A l’instar d’Apulée, Aourid est fort probablement un lecteur avisé, condition sine qua non pour fonder un mythe littéraire…
*En plus de Lucien et d’Ovide, Apulée a lu et réécrit d’autres œuvres. Dans un article intitulé « Apuleius and Persius »[10], Emily Gowers précise comment l’auteur nord-africain s’inspire de l’auteur satiriste latin Persius, notamment lors de la description de l’âne et de ses qualités… De même, Aourid insère dans le récit des passages dignes de l’œuvre d’Orwell (Animal farm), ou de celle de Swift (Gulliver’s travels)…
*Le titre « L’Ane d’or ou les Métamorphoses » est à lire comme un récit qui parle d’une transformation ternaire : homme – animal – homme. Mais, il faut aussi le lire comme la mutation d’un genre, celui d’Ovide. Nous avons un genre nord-africain qui s’accapare une place d’or dans la littérature « romaine », naguère considéré comme une littérature vulgaire. Il est en 11 livres alors que le texte d’Aourid se compose de 13 livres. Les livres d’Apulée sont digressifs, pas le récit « biographique » d’Aourid qui passe sous silence le conte mis en abyme : « Psyché et Cupidon ».
* Le personnage principal « Amour » (Cupidon) est fils de Chaos, un dieu primitif. Dans les arts plastiques, il est représenté comme un jeune ailé, avec des flèches d’amour qu’il tire sur les amoureux. L’autre personnage, Psyché, est représenté avec des ailes de papillon. Le mythe est nord-africain, apparaissant sous forme d’un conte.
Si le conte d’ « Amour et Psyché » est à lire comme le premier texte, et les aventures du jeune homme comme une relecture de Luciade. Le récit enchâssé : « Amour et Psyché » (p.108-151) occupant le milieu de l’histoire (peut-être pour signifier le point culminant (acmé) en vue du dénouement), et presque 20 pour cent du roman. Ce récit est effacé dans la réécriture d’Aourid.
*Pierre Albouy désigne le renouvellement infini du mythe comme palingénésie : les significations symboliques sont intarissables. Dans Sirat Himar, la page 76 révèle la portée idéologique d’Aourid, d’où la naissance de l’autobiographique implicite : les références sont bien réelles, faciles à rassembler et à interpréter.
*En adoptant le « je », le narrateur intradiégétique (Lucius / Adherbal) entend raconter la vérité, la somme d’expériences vécues. Le statut du récit mythique est de se situer entre la fiction et la vérité dite « sacrée », à valeur souvent ethnico-universelle. Le mythe ne peut échapper à sa nature de fiction, justement à une narration du quotidien, et une fois mis dans une tradition précise il vêt des valeurs collectives. Ainsi se fait-il une vérité, tout au moins pour fonder le vraisemblable…
* Se nourrir de roses – se laver dans une source : récupérer la forme humaine. (pages 118-119) Lorsque Lucius retrouve la forme humaine, un des prêtres lui offre des roses … Il n’est plus le Lucius initial : il est « renatus ». Pamphile se métamorphose en hibou, et Lucius en âne, enfin le vieillard devient un dragon (VIII, 19-21) La métamorphose chez Aourid se fait par la désaltération dans une source – motif présent dans la culture amazighe.
L’Ane d’or : Du mythe littérarisé au mythe littéraire
Le récit principal (les mésaventures de l’âne) est souvent interrompu pour faire insérer des histoires dans la trame du roman, selon une technique maintes fois utilisée par les poètes épiques. Les histoires emboîtées fonctionnent dans L’Ane d’or pour dévoiler un monde violent et magique d’une part, et de l’autre produire le suspens chez le lecteur qui attend la réappropriation de la forme humaine chez l’âne. Par ailleurs, le « Conte d’Amour et de Psyché » est long : il apparaît comme une mise en abyme spécifique. Il peut être en soi un récit à part, et il revient au lecteur de préciser les points d’articulation entre le récit principal et le récit second.
Quant à l’’hypertextualité, peut-elle fonder le mythe littéraire ? Le texte fondateur représente pour le lecteur l’origine ; le mythe littéraire est alors enrichi par de nouvelles versions. Le récit d’Aourid est un enrichissement à l’Ane d’or.
André Siganos distingue, dans Le Minotaure et son mythe, entre le mythe littérarisé et le mythe littéraire. Ce dernier « se constitue par les reprises individuelles successives d’un texte fondateur individuellement conçu»[11]. Quant au mythe littérarisé, il « reprend les éléments d’un récit archaïque sans doute bien antérieur à l’actualisation qu’il en présente, que cette actualisation soit simplement textuelle ou littéraire »[12]. Cela étant, il y a la difficulté chez tout critique de situer le rapport intertextuel, de préciser comment Aourid s’inspire d’Apulée et le récrit.
Notons que si le mythe littéraire est simple à reconnaître dans l’histoire littéraire, le mythe littérarisé est, à l’origine, un mythe ethno-religieux. Il est le fruit d’un ethnos, avec un ensemble de variantes. Le conte nord-africain a peut-être une version originale, mais perdue ou oubliée. Les deux auteurs nord-africains s’en inspirent, chacun à sa manière.
Cependant, Philippe Sellier précise les points communs : « Le mythe littéraire, comme le mythe littérarisé, est un récit fermement structuré, symboliquement surdéterminé, d’inspiration métaphysique (voire sacrée) reprenant le syntagme de base d’un ou plusieurs textes fondateurs. »[13] Les deux auteurs prennent, chacun selon sa vision, la tradition nord-africaine pour rendre la réalité[14] dans une fiction.
Avant Apulée, le mythe mis en fiction existe-t-il ? Quels sont les auteurs qui en font des narrations ? Ovide ? Ainsi naissent des rapports hypertextuels entre le mythe premier (du conte) et le mythe littérarisé créé par Apulée. L’hypotexte est, à mon avis, effacé. La preuve a soit disparu du répertoire oral, soit changé de forme et de contenu. A ce propos, selon Jauss, puisqu’il y a une relation entre les deux récits (l’hypotexte et l’hypertexte), l’on parle alors du mythe comme « tiers absent »[15] : il est à l’origine et dans la continuité du récit.
Le conte « ethnique » serait ici l’intertexte, englobant la structure matricielle. Nous n’avons pas l’intégralité de ce conte « idéal » en vue de faire des comparaisons. Mais, il existe dans des versions plus ou moins impénétrables. Peut-il le roman d’Aourid le réécrire ? Est-il un « interprétant » ? Autrement dit, peut-on parler d’une version actualisée du mythe ?
Chaque réécriture, ou actualisation, est un dépassement de l’ensemble des récits antérieurs. Aourid a fort probablement lu Ovide, Apulée, La Fontaine, etc.et il ouvre un dialogue avec les récits « intertextuels ».
Les Métamorphoses d’Ovide, L’Ane d’or et Sirat Himar : les éléments intertextuels
Les trois récits sont différents au niveau générique, mais partagent l’isotopie de la métamorphose qui gère les péripéties. L’incipit des Métamorphoses d’Ovide précise l’importance du « changement » :
“Inspiré par mon génie, je vais chanter les êtres et les corps qui ont été revêtus de formes nouvelles, et qui ont subi des changements divers.”[16]
En vue d’expliciter davantage, citons l’incipit qui se présente ainsi dans la version anglaise :
« Now I shall tell of things that change, new being
Out of old since you, O Gods, created
Mutable arts and gifts, give me the voice
To tell the shifting story of the world
From its beginning to the present hour. » (Book I)
En général, à l’instar de Lucrèce, la narration d’Ovide commence par une telle invocation. Le lecteur trouve alors matière à se situer dans l’univers fictif.
Comme le mythe connait des transformations par le fait de connaître des variables et des constantes, le mythe littérarisé est une parole singulière qui revisite la mémoire collective (inconscient collectif). Il y a déclenchement du processus de l’écriture, en évacuant toute parole. Nait alors une version fixe du mythe, pouvant se substituer à la première version (originale). Là, cette nouvelle forme fait perdre l’authenticité au mythe, et les croyances qui en découlent. La reprise des aventures de Lucien sont ainsi à lire comme une transformation, pour ne pas dire altération.
A ce propos, quelle serait la place de Hassan Aourid dans la réécriture de l’histoire ? Comment faut-il son rapport au premier récit ? A ce propos, Michael Rifaterre parlera d’ « interprétant », cet autre texte qui contribue à expliciter comme récrire l’intertexte, le texte idéal : « L’interprétant, lien entre le déjà-dit de l’intertexte et la récriture qui est le texte, a donc pour fonction d’engendrer la manière de cette récriture, et d’en dicter les règles de déchiffrement.»[17] L’auteur marocain relit Apulée à la lumière de ses visées esthétiques.
Force est de constater que dans l’incipit, la portée satirique est présente dans les deux textes. Les deux écrivains entendent déconstruire la réalité, et en présenter une conception singulière. La portée satirique est enclenchée dès l’incipit dans les deux œuvres, et le prologue de Sirat Himar en expose les points communs (p.3).
Ceci est présent également dans le premier travail fait par Apulée en relisant Ovide. Que fait, à son tour, le romancier nord-africain en tant qu’interprétant ? Nous avons Apulée qui s’en passe, et préfère tout simplement présenter l’homme dans son anonymat philosophique : « Qui est cet homme, dis-tu ? » (Livre I)
Rappelons que le poème d’Ovide est de douze mille vers en latin écrit à partir de l’an 1, composé de quinze livres[18]. Le poème retrace les événements depuis la genèse du monde jusqu’au présent (règne de l’empereur Auguste). Le récit poétique tourne autour d’une mutation, tout en opérant la quête de la vérité :
« As he tells a story of a transformation, Ovid frequently remarks, « so it is believed, » or presents a story within a story at second hand, these are his warnings that he regarded his truths as truths of fiction, which are often far more convincing than any document or « case history » can hope to be. »[19]
L’enchaînement des récits est constant.
Par ailleurs, le rapport de L’Ane d’or au mythe se fait par l’intégration d’un conte local qui est inséré, sous forme de mise en abyme, dans l’histoire première. Là, le texte d’Apulée serait à lire comme un autre chapitre du livre II (des Métamorphoses[20]) puisque l’auteur nord-africain se réfère à une autre métamorphose. Les quinze livres d’Ovide racontent une infinité de métamorphoses qu’on peut classer en la perte de l’état humain ou par la récupération de l’état humain[21]. Même propos chez Apulée. Le conte est-il implicite dans Aourid, page 6 : la mère raconte des contes à mon frère et moi en tamazight…
Si Apulée s’inspire des Métamorphoses d’Ovide, c’est bien parce qu’il a aimé la lecture, et il a écrit son roman en récrivant l’hypotexte.
« We surmise that Apuleius rewrote the Ass because he liked the story, found it funny, saw its metaphysical possibilities – or whatever. But in addition – and this is crucial – the Ass allowed him to parade his bilingualism and biculturalism. This aspect has no attracted much scholarly interest because the meanings and contexts of ancient bilingualism have not. Yet Apuleius laid great emphasis on demonstrating his possession of the classical Greek language and classical Greek culture. »[22]
L’auteur latin prend, en outre, les Grecs pour des maîtres : l’imitation s’impose comme voie d’apprentissage de l’écriture. Il y aura ceux qui verraient dans le roman d’Apulée quelques vulgarités[23]. A son tour, Aourid n’a-t-il pas appris à « faire le roman » en récrivant L’Ane d’or bien qu’il ait effacé le conte « emboîté »?
En somme, l’emprunt d’un mythe littéraire ou littérarisé se fait souvent de l’oral vers l’écrit. L’intertexte mis en relief ne peut, selon Michael Riffaterre, être un texte, plutôt un corps idéal. Cet espace est sous forme de traits significatifs qui vont ouvrir la voie à un ensemble de questions[24]. Enfin, une phrase, peut-être aussi un mot, peut représenter la matrice pour les jeux intertextuels dans la littérature consacrée. Cette nature hybride de l’Ane d’or est due à la coexistence entre plusieurs cultures, peut-être aussi des langues…
Nous avons : Apulée, L’Âne d’or a été traduit par Maury, Paris, 1812, 2 vol. in-8°; et par Bétolaud, dans la Bibliothèque latine-française de Panckoucke, Paris, 1835-38, 2 vol. in-8° ; Métamorphoses, Les Belles Lettres (série latine), 3 vol. (1973, 1976, 1985) et L’Âne d’or ou les Métamorphoses (préf. Jean-Louis Bory), Gallimard (Folio), 1975. ↑
La scène des outres dégonflées (livre II) renvoie au comique : le protagoniste découvre, à sa surprise qu’il a n’a pas commis de crime… ↑
Sophie Lemercier-Goddard, « Such a tender ass : Shakespeare et l’Ane d’or d’Apulée”, p.97-, “Mythe et littérature : Shakespeare et ses contemporains », coordonné par Yves Peyré, revue Anglophonia, journal of english studies, n°13, Presses universitaires du Mirail, Toulouse, 2003. ↑
*Hassan Aourid, Sirat Himar, Dar Alaman, 2015. ↑
Selon Philippe Sellier, le mythe littéraire ou littérarisé est complètement différent du mythe ethno-religieux. Ceci apparaît au niveau des significations véhiculées par le récit : les significations symboliques et métaphysiques. De même, le mythe littéraire n’est pas anonyme, ni collectif. Quant au mythe ethno-religieux, il est censé être sacré, véhiculant un sens primaire. ↑
Cf. H. Banhakeia, Histoire de la pensée nord-africaine, L’Harmattan, 2016. ↑
Pierre Brunel, Mythocritique. Théorie et parcours, Paris, Presses universitaires de France, Écriture, 1992. ↑
Gilbert Durand, Introduction à la mythodologie, préface de Michel Cazenave, Paris, Le Livre de poche, Biblio essais, 1996 ↑
Le conte d’Amour et Psyché n’est pas inclus dans Sirat Himar. Nonobstant, il est utile d’en rappeler les grandes lignes. ↑
Emily Gowers, « Apuleius and Persius » p.77- 87, in Ahuvia Kahane & Andrew Laird, A Companion to the Prologue of Apuleius’ Metamorphoses, Oxford university press, New York, 2005 (2001), ↑
André Siganos, « Définitions du mythe », Questions de mythocritique, op. cit. p. 96. ↑
ndré Siganos, Le Minotaure et son mythe, préface de Pierre Brunel, Paris, Presses Universitaires de France, Écriture, 1993. ↑
Le Minotaure et son mythe, op. cit., p. 32 ↑
Ibid. « Mythe littérarisé et mythe littéraire ne seront reconnus comme tels que s’ils fondent, non la réalité comme le mythe qui était tenu pour vrai, mais une lignée littéraire.» ↑
Hans Robert Jauss, Pour une herméneutique littéraire, traduit de l’allemand par Maurice Jacob, Paris, Gallimard, col « Bibliothèque des idées », 1988, p. 219. ↑
Publius Ovidius Naso, « Ovide », Les Métamorphoses, livre I, traduction de G.T. Villenave (4 volumes) Paris, 1806. ↑
Michael Riffaterre, La Production du texte, Paris, Éditions du Seuil, Poétique, 1979, p. 113-126. ↑
Ovid, The Metamorphoses, version by Horace Gregory, The Viking Press, New York, 1958
« It is in the play of emotional extremes, the forces of illogical and conflicting impulses that Ovid offers the richness of psychological detail to the modern reader. His many heroines (and there are over fifty stories in the Metamorphoses) are set before us in dramatic moments of their indecision. » (p.XIII) ↑
Ibid. p.XIII-XIV. ↑
Par exemple, nous avons les métamorphoses suivantes dans le livre (II):
*A la mort de Phaéton, ses sœurs (les Héliades) vont devenir des arbres qui saignent quand on leur casse les branches ;
*La nymphe Callisto, violée par Jupiter déguisée dans la forme de Phoebé, est chassée. Elle va mettre au monde Arcas, et elle sera punie : métamorphosée en ourse ;
*Arcas et Callisto métamorphosés en constellations par Jupiter ;
*Ocyrhoé, la fille du centaure, est métamorphosée en jument ;
*Le vieux Battus est pétrifié pour avoir trahi Mercure ;
*Aglauros, amie d’Hérsé, se transforme en pierre noire sous la main d’Envie, pour avoir trahi la confiance de Minerve… ↑
L’incipit : « Je vais, dans cette prose milésienne te conter toute une série d’histoires variées et flatter ton oreille bienveillante d’un murmure caressant – pourvu que tu daignes jeter les yeux sur ce papyrus égyptien, que la pointe d’un roseau du Nil a couvert d’écriture – et tu t’émerveilleras en voyant des êtres humains changer de nature, puis par un mouvement inverse se transformer à nouveau en eux-mêmes. Je commence. » (p.31) ↑
Simon Swain, « The hiding author : context and implication », p.55-63, in Ahuvia Kahane & Andrew Laird, A Companion to the Prologue of Apuleius’ Metamorphoses, Oxford university press, New York, 2005 (2001), p.59 ↑
Jonathan G. F. Powell, « Some linguistic points in the Prologue », p.27-36, in Ahuvia Kahane & Andrew Laird, A Companion to the Prologue of Apuleius’ Metamorphoses, Oxford university press, New York, 2005 (2001)
« The style of his work is peculiar compared even with other works of Apuleius, and the doubtless partly disingenuous apology for imperfect Latin in the Prologue, whatever its true significance, certainly puts the reader on the alert for oddities in language as well as in content. It has been supposed that at least some features of the Latin of the Metamorphoses are ‘vulgar’, i.e. not literally lower-class or dialectal, but nearer to the ordinary contemporary speech of Apuleius’ time and place that is the formal and conservative register used in, for example, the Apologia. » (p.29) ↑
Michael Riffaterre, «Sémiotique intertextuelle: l’interprétant», Revue d’esthétique, n° 1-2, 1979
«(…) ensemble de thèmes, de motifs, par exemple, ou encore prise de conscience d’un genre dont relève le texte, les composantes de ces ensembles ou les représentants du genre ayant chaque fois une structure commun » (p. 133) ↑